dimanche 3 février 2008

Dario Argento

On vous demande souvent de définir la peur...

La peur n’est pas la même pour tout le monde. J’avais une tante qui savait très bien raconter les fables. Les histoires qu’elle m’a raconté, ainsi que les livres que je dévorais dans la bibliothèque de mon père, sont les principaux évènements de mon enfance, ceux qui m’ont permis de connaître le côté obscur de la nature humaine, son côté maléfique, sauvage. Mes films racontent souvent des histoires terribles, des traumatismes épouvantables. Pourtant, j’ai eu une enfance sereine.

Votre amour pour le cinéma s’est d’abord manifesté par le biais de la critique...

Quand on débute, on ne fait pas le critique mais le collaborateur. Pendant presque deux ans, le critique du journal Paese Sera,.avec qui je collaborais, est tombé malade, et je l’ai remplacé. La politique du journal me conditionnait énormément. Si mon article ne correspondait pas aux goûts de la critique officielle, on me réprimandait. Parfois, je trouvais dans mon casier une lettre du directeur qui me disait: “J’ai lu les autres journaux, nous ne pouvons pas être les seuls à défendre ce film”. J’aimais beaucoup le cinéma de genre, les films d’aventures, les thrillers, les westerns. et je détestais voir ces films dits “engagés” qui plaisaient tant aux critiques de l’époque.

A quel point l’écriture a compté dans votre formation de cinéaste ?

La critique m’a permis de voir de nombreux films, mais l’écriture scénaristique m’a aidé davantage. Enfant, j’ai lu une interview d’Alberto Moravia, où il disait que le matin, il se mettait à son bureau à 9 heures, puis arrêtait à 13 heures, reprenait à 15 heures et continuait jusqu’à 18 heures. L’écriture est une profession dont il faut s’approprier la technique. Quand j’ai commencé à écrire pour un journal de cinéma (L’Araldo dello spettacolo ndr) on m’a demandé une légende de 3 lignes sous la photo d’un film. J’ai commencé à écrire cette légende le matin et le soir je n’avais toujours pas fini...

Vous dites adorer l’écriture et détester le tournage. Pourquoi avoir choisi de devenir réalisateur ?

Pour défendre mes scripts. J’ai souvent été déçu par les films qui en étaient tirés. Je finissais par ne même plus aller les voir. L’Oiseau au Plumage de Cristal m’avait été inspiré par le livre The Screaming Mimi de Fredric Brown, et je pensais n’avoir jamais écrit une aussi belle histoire. J’ai démarché auprès de producteurs qui ne me proposaient que des réalisateurs qui ne me convenaient pas. J’ai donc décidé de le réaliser moi-même. Mon père Salvatore, lui aussi producteur, a finalement demandé à lire le script, et s’est écrié : “Il me plait... Essayons de le produire”. Nous avons donc créé la société SEDA (SE pour Salvatore et DA pour Dario), et trouvé un distributeur (Lombardo).

Votre monteur était déjà Franco Fraticelli, que vous retrouverez dans Le Chat à 9 queues, Les 5 journées, Profondo Rosso, Suspiria, Inferno, Tenebrae, Phenomena, Opera.

Je voulais que Fraticelli respecte le film que j’avais tourné, mais au début, comme les autres, il a pensé qu’il aurait à travailler seul. Il m’a dit : “Je monte seul et ensuite tu viens voir”. Je lui ai répondu : “Non ! J’ai fait un storyboard, et c’est moi qui vais vous dire quoi faire.”. Il regardait le storyboard avec méfiance, mais il a compris qu’il devait le suivre... Je suis fidèle au story-board, mais pas à celui original que j’écris avant de tourner. Il est évidemment remis à jour, selon les lieux, selon le rendu des acteurs. Je réalise un story-board idéal, mais je ne le respecte jamais, car il faut tenir compte de nombreux facteurs. Le week-end, j’adapte le story-board. Le film est pris dans un système économique, il ne doit pas coûter un centime de plus, sinon le tournage peut être arrêté. Il y a les assurances... Sur le plateau tout doit être prévu. J’arrive le matin avec la liste des plans numérotés, et je les efface au fur et à mesure...

Comment s’est déroulée votre première rencontre avec Ennio Morricone ?

Il était déjà très célèbre, et par amitié envers mon père, il a accepté de composer la musique de mon film. Lorsque nous nous sommes rencontrés, je lui ai apporté des disques et des cassettes, et lui ai demandé de les écouter. Il s’en est vexé. Les compositeurs préfèrent voir le film nu, de crainte d’être influencés, que leur créativité soit étouffée.

Vous avez choisi de tourner un thriller en une période (1969) où cela n’était pas à la mode dans le cinéma italien (et dans la critique) on aimait beaucoup les films engagés. Malgré le succès public, vous avez payé cher ce choix ?

Pour mon premier film, je ne l’ai pas payé cher, parce que les critiques pensaient que c’était un caprice, une bizarrerie, qu’ensuite j’aurais suivi le droit chemin. Quand ils ont compris que je continuais sur la même route. Ils ne m’ont pas laissé de répits…

D’habitude, vous dites ne pas aimer Le chat à neuf queues. Pourquoi ?

L’oiseau au plumage de cristal avait marché. Et j’ai du tourner tout de suite un autre film. J’ai tenté de réaliser un film plus mouvementé, avec plus d’actions. Après, quand je l’ai vu, le film m’a déçu. Dans certaines parties, j’avais trahi mon idée..

On dit que Quatre mouches de velours gris est autobiographique : vous avez choisi Mimsy Farmer parce qu’elle ressemblait à votre femme, et Michael Brandon parce qu’il vous ressemblait...

Vus les résultats, c’est sans doute vrai. Ce n’était pas voulu. Je ne voulais pas qu’elle ressemble à ma femme, et que lui me ressemble. Brandon s’est coupé les cheveux comme moi, il s’habillait comme moi. Nous avons été avec ma femme Marisa à une projection de Quatre mouches de velours gris. La projection du film terminée, ma femme m’a dit: “Mais pourquoi me détestes-tu autant ? Tu ne vois pas que tout le monde nous regarde ?” Depuis ce jour-là, elle ne m’a plus adressé la parole.

Dans Quatre mouches de velours gris, vous avez utilisé une caméra très sophistiquée pour la dernière scène…

Dans le scénario, il y avait déjà un ultra ralenti dans la séquence finale. Le film contenait beaucoup d’actions, le final devait, en contrepoids, ressembler à ces deux minutes. J’ai cherché cette caméra et je l’ai trouvé à l’Université de Dresde. D’ordinaire, on l’utilisait pour étudier la fusion métallique, et d’autres choses de ce genre. Elle n’était pas conçue pour le cinéma. La caméra ne contenait pas beaucoup de pellicules, et elle défilait 30 000 photogrammes par seconde. L’extrême rapidité du défilement de la pellicule faisait qu’on ne pouvait pas tourner pendant plus d’une seconde 1/2 à chaque prise. Cela a été un véritable cauchemar.

Vous avez essayé de changer de genre avec Les cinq journées…

Le cinque giornate est un film particulier dans ma carrière. J’avais écrit le scénario, je devais le produire, le film devait être réalisé par Nanni Loy. On m’a poussé à le réaliser. Le film n’était pas fait pour moi. Evidemment, on retrouve certaines de mes obsessions, j’ai été aussi influencé par le cinéma muet, j’ai utilisé des intertitres. Il y a Buster Keaton, Chaplin, les séquences des films des Marx Brothers.

Comment est née l’idée de Profondo rosso ?

Une voyante, qui se trouve dans une salle pleine de monde perçoit une pensée maléfique, une personne mauvaise. Profondo rosso naît à partir de cette petite idée, cette image que j’ai porté en moi pendant longtemps.En France est sortie une copie amputée de 35 minutes par le distributeur....Les distributeurs ont coupé le film sans obéir à un critère précis. Parfois, la censure des distributeurs est pire que la véritable censure. Ils n’ont pas coupé les séquences sanglantes, mais des séquences d’explications et d'autres psychologiques. Heureusement aujourd’hui les Français connaissent la véritable version de Profondo rosso...

Comment s’est déroulé votre première rencontre avec les Goblin ?

J’avais déjà réalisé les 3/4 du film. J’avais demandé au musicien Giorgio Gaslini de me faire écouter des morceaux pour que leur rythme m’inspire pendant le tournage. A part deux morceaux plus intéressants, cela me semblait trop intellectuel. Cela ne convenait pas au film que j’étais en train de tourner. J’ai dit à l’éditeur musical Carlo Bixio que les musiques de Gaslini ne me convenait pas, et que je voulais changer de compositeur. Avec Carlo Bixio, nous avons réfléchi aux différents groupes à la mode, aux grands noms. Il m’a proposé un groupe de jeunes inconnus, qui avait participé à une tournée en Angleterre comme groupe de support des Yes. Ils étaient doués, cultivés et Bixio me fit écouter un enregistrement. Ce fut le coup de foudre. J’ai ainsi rencontré les Goblin. Ils étaient trés sympas. Ils ont écrits plusieurs très beaux morceaux.

Dans ce film, il y a Clara Calamai (Ossessione de Visconti), grande diva des téléphones blancs, dans Suspiria et Inferno, Alida Valli (Le Procés Paradine de Hitchcok) , dans Suspiria Joan Bennett (La femme au portrait de Lang): pourquoi avoir recours à ces grandes divas du passé ?

C’était aussi un hommage au cinéma. Clara Calamai, grande diva, femme superbe. Je voulais une actrice des “téléphones blancs”, et Clara Calamai me semblait celle qui avait le mieux survécu aux ravages du temps. Même si elle buvait beaucoup de vodka, avec du piment... Alida Valli avait interprété Le Procès Paradine de Hitchcock. Joan Bennett avait été la femme de Fritz Lang. Je voulais que toutes deux me parlent de mes idoles. Il parait que Fritz Lang était méchant avec Joan Bennett, qu’il la traitait comme un chien. On raconte beaucoup de choses cruelles sur lui...

J’ai lu des critiques italiennes sur Profondo rosso. Elles sont hallucinantes. On vous traite de fasciste… On a l’impression qu’ils n’ont pas vu le même film…

Ils n’ont rien compris. A un certain moment, il y a des séquences que nous avons tourné dans une partie de Turin qui avait été construit par les fascistes, ils ont donc pensé que j’étais moi aussi fasciste. Comment ont-ils pu penser un truc pareil !... J’étais un militant d’extrême gauche, j’avais fait parti de “Potere Operaio” (l’équivalent italien de “Lutte Ouvrière" ndlr).

Comment est née l’idée de Suspiria ?

C’est un film sur les sorcières. Elles m’ont toujours intéressés. Elles me terrorisaient. Je voulais comprendre ce phénomène, j’ai donc étudié, lu, et j’ai rencontré des personnes qui se disaient sorcières : celles qui utilisent les herbes, qui prédisent l’avenir. J’ai beaucoup voyagé en Italie pour les rencontrer. Il y avait un élément qui revenait souvent : la maison. C’est un thème que j’ai développé dans le film successif Inferno, ou il y a trois maisons : celle de Mater tenebrarum, celle de Mater lachrimarum et celle de Mater suspiriorum. Pour Inferno, j’ai voulu étudier un autre élément qui m’a toujours beaucoup intéressé : l’alchimie...

Les couleurs et la photographie de Suspiria sont extraordinaires. Quelles pellicules et traitements avez-vous utilisé et quels ont été les critères ?

Avec mon directeur de la photographie Luciano Tovoli, nous voulions imiter le technicolor des années 40 et 50, qui avait des couleurs très vives, et qui étaient réalisées avec le tripark. Nous avons tenté de refaire quelque chose de semblable avec les moyens d’aujourd’hui. Tovoli s’est informé : “ Quel type de pellicule utilisions-nous à l’époque ? On utilisait une pellicule à trés basse sensibilité, cela nécessitait une trés forte illumination. La gelatine était donc très épaisse. Le grain disparaissait, était plus compact. Les couleurs avaient ainsi une force incroyable. Nous avons tenter de refaire le système qui s’appelait tripack où il y avait trois pellicules, avec les trois couleurs fondamentales, qui tournaient dans la même machines, et qui étaient ensuite croisées. Cela a été très difficile, même pour les acteurs qui n’étaient plus habitués à supporter une aussi forte illumination.

Vous dites vous être inspiré dans Suspiria de Blanche-neige et les sept nains de Walt Disney. En quoi votre film est-il une fable ?

C’est une fable : il y a une petite fille qui va à l’école où elle découvre que ses maîtresses sont des sorcières. Ce sont des pensées que font tous les enfants à l’école. En ce sens, il s’agit d’une fable, avec l’ogre, l’homme méchant, la chauve-souris géante, les vers qui tombent du plafond, les peurs infantiles, les longs couloirs, les hautes portes…

Les premières douze minutes de Suspiria sont parmi les plus belles séquences du cinéma italien : pouvons-nous en faire l’analyse ?

Je voulais réaliser un début qui puisse avoir la durée d’un film. Toutes les deux ou trois minutes, c’est comme monter une marche. L’action est un peu plus forte, puis on monte une autre marche, et c’est encore plus fort. La jeune fille est à l’aéroport, les portes ne s’ouvrent pas, l’anxiété, les taxis n’arrivent pas. Quand la jeune fille monte dans le taxi, le chauffeur ne lui répond pas, il pleut à verse. Elle arrive à l’école, une voix étrange la chasse en pleine nuit, en Allemagne, dans un pays qu’elle ne connaît pas. Une autre jeune fille sort de l’école, on commence à la suivre dans un bois. Elle arrive dans un palais. Une construction très étrange que nous voyons d’abord se reflèter dans l’eau et ensuite sur l’écran. Elle va chez une amie qui ne la croit évidemment pas. Et nous montons tout de suite une marche. Dedans, il y a le monstre, qui la capture et la tue. Tout semble terminé, mais cela n’est pas vrai, elle se précipite à travers le vitrail et le verre brisé tue aussi son amie.

Parmi vos films, quel est celui qui a eu le tournage le plus long ?

Suspiria, quatorze semaines. Mais c’est aussi celui où j’ai utilisé le moins de pellicules, dix huit milles mètres, et qui a été monté en moins de temps, deux semaines.

Quel film a eu le plus gros budget ?

Les budgets plus ou moins s’équivalent. Si vous considérez que L’oiseau au plumage de cristal a coûté 400 millions de lires et Non ho sonno 3,5 milliards, mais qu’entre-temps il y a eut l’inflation, alors ces deux films ont eu le même budget. Il est probable que Profondo rosso, Suspiria et Inferno aient coûté un peu plus cher, mais cela se voit sur l’écran...

Vous dites vous être inspiré à l’histoire des trois mères DeQuincey pour Inferno. Dans vos films, il y a souvent des références littéraires, le roman gothique anglais... Qu’est-ce que vous essayez de mettre ?

C’était l’époque des roman gothique anglais, mais aussi des Mémoires philosophales de Fulcanelli, l’un des plus grands experts d’alchimie. Il examine les cathédrales gothiques françaises et il voit tout ce qui est caché dans ces cathédrales. Elles sont construites par les alchimistes et sont donc pleines de secrets. L’alchimie me passionnait, tout comme ce côté mystérieux de la vie que personne ne réussit à expliquer. Les alchimistes ont tenté de l’expliquer, ou plutôt ils ont essayé mais savait que l’expliquer était trop dangereux. Il racontait par énigmes, avec des chiffres qui ensuite étaient cachés : combien de statues y-a-t-il ? Pourquoi la porte de l’église se trouve à l’est ? C’est très complexe.La structure du scénario d’Inferno a été influencée par les théories alchimistes ?Il y a des secrets sous la porte. Il y a le livre mystérieux qui raconte les mystères mais ne les dévoilent pas. Il y a les maisons à l’intérieur des maisons.Quand le film est sorti, on m’a dit qu’il était incompréhensible. Les Anglais ont été les premiers à comprendre le film, c’est eux qui ont écrit les meilleures critiques. Ils ont compris mon goût du mystère.

Dans Inferno, il y a des effets spéciaux qui ont été réalisé par Mario Bava…

Il a réalisé quelques effets dans le film, par gentillesse, et parce que son fils était mon assistant. Nous étions aussi devenu amis. Nous avons reconstruit une partie de la façade de la maison de New York, dans un champs très vaste auprès de Rome. Bava a commandé un cristal immense. Il l’a monté à une certaine distance, et il a commencé à y monter dessus ce qu’il manquait du palais, les fonds, les profondeurs. C’était magnifique. Puis il a réalisé le final avec la mort qui apparaît, disparaît, apparaît. A l’époque, l’électronique n’existait pas, il fallait donc utiliser les surimpressions, les fonds bleus…

D’où vous viennent vos idées de plans, comment les créez-vous cinématographiquement ?

Je dessine, j’écris, je décris aussi. Parfois, quand les plans sont très complexes, je ne dessine pas, mais je les décris minutieusement, j’écris ce que doit faire la caméra, l’objectif choisi...

Tenebrae est un film très lumineux, il se déroule en plein jour, sous le soleil, dans une ville moderne : pourquoi ce choix ?

Tenebrae était un film joyeux, après le sombre Inferno. Le titre était provocant : Tenebrae est un film lumineux. J’ai aussi tenté de raconter le contraire des films que j’avais réalisé jusque là : ici on voit tout, la lumière, les maisons sont toutes illuminées, rien n’est caché. On voit tout : la jeune fille court dans une série de jardins, et on voit jusqu’à un kilomètre derrière elle, il n’ y a pas de coins sombres.

Parlez-moi de la louma...

Je voulais un plan qui réunisse deux personnages, qui se trouvaient en deux points différents d’une même maison. Elle devenait une prison de laquelle, les deux personnages ne pouvaient pas sortir. J’ai demandé à Tovoli : “Comment pouvons-nous la réaliser ?”. Il avait à peine terminé un film en France et il m’a répondu : “Il y a un appareil qui s’appelle Louma, c’est un système parfait avec contrôle sur moniteur”. Nous avons fait venir de Paris un technicien qui savait faire fonctionner la louma et nous avons tourné la scène en une nuit.

Phenomena est votre premier film avec le scénariste Franco Ferrini. Depuis il a collaboré à tous vos scénarios…

J’étais seul à Rome en plein été, Ferrini m’a téléphoné et m’a dit qu’il était en train de collaborer avec Sergio Leone, qui lui avait donné mon numéro de téléphone. Par respect envers Sergio, j’ai accepté de le rencontrer. Cela faisait un mois que je pensais à Phenomena, je ne m’habillais pas le matin, j’étais toujours en slip... Quand j'ai ouvert la porte, son apparence m’a surpris, il tout petit. Il m’a intéressé physiquement, car il était drôle. En parlant avec lui, je l’ai trouvé cultivé. Ferrini respectait mes idées et je lui ai raconté mon histoire : une jeune fille qui avait le pouvoir de communiquer avec les animaux. Elle lui a beaucoup plu. J’ai téléphoné à un enthomologiste, nous avons pris un rendez-vous et quelques jours plus tard, nous sommes allé le voir. C’est ainsi qu’a commencé notre collaboration.

Il y a toujours beaucoup d’animaux dans vos films: des corbeaux dans Opéra, un lézard à la fin du film, des chauves-souris, des araignées et des souris dans le Fantome de l’Opéra, des vers dans Suspiria et Phenomena, des chats dans Inferno, des mouches dans Phenomena...

J’aime beaucoup les animaux, il y en a beaucoup... Dans Phenomena, je voulais raconter une histoire où les insectes, ces animaux dont on ne parle jamais, sont respectés.

Dans ce film, pour la première fois, Sergio Stivaletti travaille avec vous : quel a été son apport à votre cinéma ?

Il était très jeune et provenait d’une dynastie de dentistes. Tout petit, il utilisait la pâte qu’emploie les dentistes pour faire des calques aux dents, et il faisait des calques pour réaliser de petites sculptures, il était devenu très habile. Il avait entendu dire que j’avais besoin d’une luciole. Je cherchais quelqu’un qui puisse en réaliser une que je puisse filmer de près. Il est venu me voir. Il avait fait une luciole qui bougeait, sa lumière avait le bon rythme, mais elle ressemblait à un jouet pour enfant. Il m’a fait voir d’autres choses, de petits animaux. C’était bien fait. Il était très précis. Puis il a réalisé le monstre de Phenomena...

Comment est née l’idée des aiguilles sous les yeux dans Opéra ?

Je me suis rendu compte en allant au cinéma que le public fermait les yeux pendant les scènes de meurtre. Ce sont celles que je soigne davantage, qui m’intéressent le plus. Alors, en rentrant chez moi, je pensais à un système pour que les yeux des spectateurs restent grands ouverts : il faudrait de petites décharges électriques. Mais avec une décharge électrique, les yeux s’ouvraient et se refermaient aussitôt. Il fallait trouver un système pour que les yeux des spectateurs restent grands ouverts. C’est ainsi que j’ai pensé à ce système avec les aiguilles.. Cela aurait permis aux spectateurs de voir les meurtres…Ca donne envie d’aller voir vos films…

C’est un film très froid, il n’y a pas d’amour.

C’était l’époque du SIDA, on avait tous peur de faire cette chose, la plus belle du monde. Il n’y a personne qui a envie de faire l’amour dans Opéra.

Il y a toujours dans vos films un jeu sado-masochiste entre le bourreau et la victime. Mais dans Opéra cela arrive à son paroxysme. Dans vos films, le rapport bourreau-victime est toujours érotique ?

Inconsciemment parfois.. A mesure que j’avance dans le film, se développe le soi-disant rapport entre l’homme maléfique et les personnes gentilles, comme dans les fables sinistres. Ce sont souvent comme des récits pour enfants avec les Sorcières, la mère méchante.

La caméra subjective des corbeaux m’a beaucoup impressionnée. Comment a-t-elle été réalisée ?

Un ingénieur a conçu une machine qui avait diverses fonctions : monter et descendre, se déplacer à droite, à gauche… Elle avait une forme en T, et descendait du plafond. Dans les théâtres, il y a un trou au plafond qui donne sur l’extérieur. Nous utilisions ce trou, pour descendre notre structure : un tube, au bout duquel il y avait un bras d’environ deux mètres, et la caméra glissait le long de ce bras. Elle était manœuvrée à distance. Elle descendait, arrivait jusque sur la tête des spectateurs, et puis elle remontait, elle redescendait...

Vous utilisez beaucoup la caméra subjective : dans le thriller, elle sert-elle a souligner l’angoisse, ou est-ce pour une autre raison ?

La caméra subjective me permet de me rapprocher des personnages. Parfois c’est moi-même. C’est l’auteur qui bouge, regarde, voit. Parfois c’est le regard de l’assassin qui présent en nous.

Vous faites aussi souvent voir l’œil de l’assassin.

Oui, c’est aussi son œil qui est en train de regarder.

Vous avez aussi fait de la télévision…

Je ne suis pas tout à fait satisfait des premiers téléfilms que j’ai réalisé pour la télévision en1973. Cela m’a permis néanmoins de me faire connaître du grand public. La seconde fois, en revanche, je parlais dans une émission télévisée de cinéma d’horreur, fantastique, de musique, je présentais des extraits de vieux films... Je parlais, je racontais, je rencontrais aussi des personnes. J’ai fait venir Anthony Perkins des Etats-Unis. J’ai réalisé une interview avec les Pink Floyd. J’expliquais les trucs et les effets spéciaux de mes films. C’était éducatif. En outre, chaque semaine je présentais mes cauchemars, “Gli incubi di Dario Argento”, qui duraient 2 minutes, 3 minutes. C’étaient de petites histoires féroces.

Après vous avez réalisé Deux Yeux Maléfiques...

J’étais allé en Amérique où, avec mes amis John Carpenter, Stephen King et George Romero, nous avons eu l’idée de tourner un film en quatre épisodes de vingt-cinq minutes chacun, des adaptations de nouvelles d’Edgar Allan Poe. Stephen King était à l’origine du projet, il se retira sous conseil de sa femme qui pensait qu’il ne devait pas faire le réalisateur. John Carpenter s’est retiré du projet car il était malade. Pour conclure, nous l’avons réalisé George Romero et moi, avec chacun plus de temps à disposition : les épisodes s’étant réduits à deux, ils faisaient chacun une heure. J’ai tourné l’épisode Le chat noir.

Vers la fin des années 70, vous avez produit Zombi de Romero. Vous avez ensuite produit des films de Michele Soavi, Lamberto Bava, Sergio Stivaletti et maintenant Scarlet Diva de votre fille. Pourquoi avez-vous éprouvé la nécessité d’être aussi producteur ?

C’est une énergie que j’ai. Le plaisir de faire beaucoup de choses, d’encourager les autres. Puis un producteur, qui est aussi réalisateur est meilleur, car il comprend davantage les exigences du réalisateur.

Ensuite vous avez réalisé Trauma, votre premier film avec votre fille Asia...

Je l’ai écrit pour elle. J’avais une nièce qui souffrait d’anorexie et je voulais comprendre cette maladie. A cette époque, on n’en parlait pas beaucoup. Maintenant tous les journaux ou les magazines féminins parlent du problème croissant de l’anorexie chez les adolescentes. Quand j’en ai parlé avec T.E.D Klein (scénariste de Trauma), qui a été le directeur de la revue américaine Twilight Zone et qui a écrit Ceremonies, il ne comprenait pas cette maladie. Elle refusait de l’écrire. Puis une enquête sur l’anorexie a été publiée sur une revue américaine, T.E.D Klein l’a lu et a donc changé d’idée.

Trauma est un film américain : pourquoi avoir choisi de le réaliser en Amérique et non pas en Italie ?

Parce que j’en ai eu l’idée en Amérique, et puis il y avait un coproducteur américain, et pour ce motif, j’ai décidé de le tourner en Amérique. Mais la protagoniste est roumaine, donc c’est une européenne, Les femmes roumaines sont les médiums les plus célèbres au monde, elles sont très douées.

Le syndrome de Stendhal naît de votre passion pour la peinture ?

Non, pas seulement. Sur un quotidien italien, pendant que j’étais à New York, j’ai lu la critique d’un livre de la psychiatre Graziella Magherini, Le syndrome de Stendhal. Les personnes affectés par cette maladie perdent l’équilibre, ont la tête qui tourne... Parfois ils peuvent même avoir des hallucinations. Après quelques années, j’ai décidé d’en faire un film.

Comment avez-vous élaboré avec Giuseppe Rotunno, le directeur de la photographie, le langage lumineux des séquences picturales ?

J’ai choisi Rotunno, parce qu’il a réalisé un documentaire célèbre sur le musée du Prado, et ayant travaillé pendant longtemps au Prado, il avait compris comment filmer les tableaux. Filmer un tableau est l’une des choses les plus difficile qui soit. Il y a des directeurs de la photographie qui ne savent pas les filmer, et peuvent mettre plus d’une heure à illuminer un petit cadre, parce que selon l’endroit où vous placez la lumière, la lumière et les couleurs du tableau changent... Rottuno avait étudié ce problème. Il ne faut pas les filmer avec les lumières habituelles, mais il faut utiliser des lumières froides, ainsi elles ne chauffent pas le tableau et ne l’abime pas. En effet dans les musées on ne peux pas utiliser les flashs. Les lumières froides donnent une couleur dissérente, elles doivent donc être traitées. C’est un travail complexe.

C’est un autre film pour votre fille Asia…

Oui, mais c’était une période où je travaillais avec des actrices très jeunes, j’ai commencé avec Suspiria, puis j’ai continué avec Phenomena, Opera, Trauma, et Le Syndrome de Stendhal… Elles évoquent la "Vierge de lait et de sang" de la littérature gothique, et puis elles ont toujours un problème pschychique… J’aime les personnes qui ont des problèmes. Je connaissais bien l’anorexie… Les psychologies des personnes perturbées sont toujours intéressantes.

Dans ce film, Morricone a composé la musique. Il s’est inspiré à la Passacaille espagnole…Pourquoi avez-vous à nouveau contacté Morricone ?

Je venais de finir d’écrire le scénario, et j’ai rencontré Morricone. Il m’a dit qu’il aurait aimé composer la musique de mon prochain film. Je lui ai donné le scénario, il l’a lu et m’a dit : “J’ai une idée exceptionnelle, une chose qui ne s’est jamais utilisé au cinéma auparavant, la Passacaille espagnole, tu peux lire le thème dans un sens ou dans l’autre, c’est toujours la même musique"...

Pourquoi avez-vous choisi d’adapter Le fantome de l’Opéra ?

La version couleur du Fantôme de l’Opéra, avec Claude Rains, est le premier film d’horreur de ma vie. J’étais en vacances avec mon frère, sur les Dolomites, et nous sommes allés dans un cinéma qui projetait de vieux films.

Le personnage du Fantôme n’est pas monstrueux. Pourquoi ce choix ?

Nous avons vu tant de choses monstrueuses, de visages hideux. Le Fantôme vit dans les sous-sols de l’Opéra, sans être monstrueux, parce qu’il l’a choisit. C’est un être étrange, qui ignore qui il est.

Pourquoi avez-vous choisi de reproduire certains tableaux de Georges De La Tour ?

Pendant l’écriture du film, Gérard Brach avait parfois la nécessité d’être seul un jour ou deux pour écrire une séquence… J’avais donc du temps libre, je me promenais dans Paris. J’allais souvent à la librairie de l’Opéra. Un jour, j’ai été à l’exposition de l’œuvre de Georges De La Tour. J’étais bouleversé. Ses essais sur la lumière me fascinait. J’ai acheté trois ou quatre livres sur De La Tour, j’en ai expédié un à Ronnie Taylor. Pour chaque scène importante, je lui demandais de se refèrer à un tableau. Dans les grottes, nous avons utilisé des rats, des araignées, des salamandres… Mais les grottes sont obscures, les animaux disparaissent. Il faisait très froid, je ne crois pas qu’ils aient survécu.

Le sang des innocents a représenté pour de nombreux critiques votre retour au thriller classique…

Je voulais réaliser un giallo. J’aime le raisonnement mathématique. J’ai commencé à l’écrire seul, puis est venu Franco Ferrini, puis finalement l’écrivain de giallo Carlo Lucarelli.

Pourquoi avez-vous intitulé votre thriller Non ho sonno ?

Pour deux raisons : la première est que l’assassin n’a jamais sommeil. La seconde est que la phrase : “J’ai pas sommeil” est souvent prononcée par les enfants, quand on les envoie se coucher. Ainsi la mère ou la grand-mère leur raconte une fable. Je le faisais aussi quand j’étais petit. Les enfants disent souvent : “J’ai pas sommeil” pour que les grands leurs racontent une histoire. J’ai intitulé ainsi mon film car il s’agit d’une fable.

La séquence du train est extraordinaire. Elle évoque un cinéma expérimental…

Je savais que cette scène n’était pas facile à tourner. Ronnie Taylor m’a dit : “Certes, c’est difficile. Pour les réaliser d’ordinaire, on construit un wagon, et on le monte sur des ressorts. Autour on fait passer un fond bleu”. Nous avons vu tous les films où il y avait des trains. Ronnie Taylor avait raison, ils sont toujours reconstruits en studio. Pour Ronnie, on ne pouvait pas tourner dans un train véritable. Comment pouvait-on installer nos lumières ? Comment pouvait-on installer un travelling ? On a utilisé une sorte de sac à dos. La caméra était fixée sur les épaules, avec l’objectif vers le haut. Pour tourner cette séquence, le caméraman devait se baisser à moitié, la caméra se mettait à plat et l’objectif cadrait l’actrice. Le caméraman devait ainsi courir derrière l’actrice. Nous avons tourné d’autres plans avec la steadycam.

Dans ce film, il y a de nombreuses citations. Est-ce voulu ?

Le sang des innocents est mon retour au thriller. J’ai donc cité de nombreux thrillers. La critique peu attentive ne les a peut-être pas vu. Mais il y a plusieurs citations de L’oiseau au plumage de cristal, de Tenebrae, de Profondo rosso… Ce film devait inaugurer une nouvelle trilogie. Je suis en train de terminer la préparation du second Occhiali scuri, un autre thriller qui se déroule entre Venise et Turin. Les acteurs seront Vincent Gallo et Asia Argento. J’aimerais que la musique soit à nouveau composée par les Goblin. Elle est belle la musique de Non ho sonno, non ?

Propos recueillis par Gabrielle Lucantonio pour Mad Movies (2002)

Aucun commentaire: