Suspiria est-il vraiment, selon vous, le sommet de votre carrière ?
A force de me l’entendre dire, je finis par croire que c’est peut-être vrai. Mais j’aime avant tout les films les plus difficiles à réaliser. Suspiria en fait partie. Ce fut à la fois un défi technique et scénaristique. J’avais notamment décidé de ne pas faire deux plans semblables. Avec le directeur de la photo, nous avons donc élaboré quelque chose comme 2 000 plans et seulement deux ou trois sont comparables. C’est ce qui donne, en partie, cette sensation de vertige que je voulais. Je faisais preuve alors d’un grand enthousiasme dans le maniement de la caméra. Ensuite, ma vie privée est entrée en ligne de compte dans le film.
Quels autres films ont été autant chargés d’émotions ?
Le Fantôme de l’Opéra m’avait beaucoup touché. Pour des raisons personnelles, mais aussi à cause de coïncidences troublantes. Pendant le tournage, mon père est mort, l’un des acteurs a eu un accident de voiture et il est resté bloqué pendant deux mois. Dans le film, il était question d’un opéra de Verdi, Macbeth, dont tous les mélomanes en Italie disent qu’il porte malheur. Même à la projection, il y a eu une avalanche d’incidents. Pendant qu’on attendait le rétablissement du comédien, on m’a conseillé de changer d’opéra, de prendre la Traviata, comme ça je ne risquais rien. N’importe quoi…
Ces expériences vous ont presque détourné du cinéma…
Ça a déclenché en moi une dépression terrible. Je suis parti pour un voyage en Extrême-Orient parce que j’avais besoin de me perdre. Etre tout seul, sans personne à qui parler, pour que la vérité m’envahisse. Plus tard, je suis resté un bon moment à Los Angeles. Là-bas, j’ai rencontré un vieil ami dans la rue, Alan Jones, un critique de cinéma, qui m’a remonté le moral… et presque sauvé la vie.
Vous faites partie de ces cinéastes dont certains films sont adulés. Comment le vivez-vous ?
C’est un sentiment difficile à définir. D’une certaine manière, les fans ont pris le pouvoir sur mes films. Je les ai toujours fait pour moi, mais dès qu’ils sont terminés, je m’en sens exproprié. C’est la raison pour laquelle, par exemple, je n’ai pas un seul DVD de mes films à la maison. Même pas d’article, rien, sinon des souvenirs. Si des amis me rendent visite et me demandent à voir un de mes films, je les envoie au vidéo-club.
Je suis une sorte d’otage : lorsque je rencontre ces fans, ou même plus généralement le public, je me rends compte qu’ils ne veulent que des choses qu’ils connaissent déjà, toujours la même histoire. J’imagine que c’est pour cela qu’ils sont capables de revoir le même film quatre ou cinq fois consécutivement.
Vous sentez-vous condamné à toujours refaire le même film ?
Surtout pas. Quand le film est fini et qu’il est entre les mains du public, je suis déjà sur autre chose. A propos de ma trilogie, j’ai fait le deuxième film trois ans après le premier, et lorsqu’il a été question de tourner le troisième, j’ai dit non. Je pensais qu’il fallait attendre. Pendant ce temps-là, je suis allé en Amérique, j’ai signé deux films avec ma fille Asia, plus deux épisodes des Masters of Horror. Puis, quand plus personne ne pensait à me demander où en était ce troisième volet, alors j’ai commencé à tourner la Terza Madre.
Mais le film était déjà écrit il y a vingt-cinq ans ?
Oui, en grande partie. Il y avait surtout la même envie de raconter une histoire aux limites de l’impossible. Où la réalité est plus profonde, comme chez Edgar Allan Poe. Poe ne croyait pas aux fantômes, mais il pensait qu’ils étaient intéressants, qu’ils disaient des choses sur la réalité. Moi, je ne crois pas aux sorcières, parce que je n’en ai jamais rencontré. Mais c’est un thème qui permet de faire un grand saut dans l’inconnu, dans l’irrationnel. Plus encore aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, la réalité s’est enlaidie, alors il faut en sortir.
Entre Suspiria et la Terza Madre, qu’est-ce qui a changé dans le cinéma ?
Les gens qui le financent, surtout aux Etats-Unis, ne sont plus les producteurs passionnés que je connaissais. La plupart détestent même le cinéma. Mais comme ils veulent tout contrôler, ils mettent leur nez absolument partout. Par exemple, je suis un des rares à tourner le film dans l’ordre où il sera monté. Ça, les Américains, ça leur fait peur, juste pour des questions d’argent. Sur Masters of Horror, il a fallu que le monteur intervienne en disant que cette façon de travailler lui convenait, pour calmer les esprits. Après, d’autres metteurs en scène venaient sur le tournage pour me copier. Je raconte ça pour vous dire que, aujourd’hui, le cinéma coûte trop cher. Que tout le monde cherche comment gagner beaucoup d’argent le plus vite possible. Et pour faire quoi ? Spider-Man 3 ou Die Hard 4 ? Ces films-là, ce n’est rien.
Vos projets ?
J’ai des choses en cours d’écriture. Mais depuis que j’ai terminé la trilogie, je me sens un peu seul, abandonné. Ça y est, tout ce que je voulais faire, je l’ai réalisé. Pour l’instant, je suis en manque de lubie.
Entretien avec Bruno Icher, publié dans Libération le 27 décembre 2007.
mardi 5 février 2008
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