Dans deux mois, il quittera Portland pour tourner à San Francisco. Ce sera la première fois depuis cinq ans. Avec Paranoid Park, Gus Van Sant clôt une série de films autour de la jeunesse et de la mort avec – depuis Elephant – Portland ou ses environs pour site exclusif. En décembre prochain, le cinéaste renoue avec sa veine plus mainstream, le temps d’un biopic de Harvey Milk, conseiller municipal homosexuel de San Francisco assassiné en 1978 et dont le meurtre est considéré comme un des actes fondateurs du militantisme gay américain. Sean Penn sera Harvey Milk et Matt Damon son assassin. C’est donc un cinéaste en fin de cycle que nous avons rencontré au dernier Festival de Cannes, où il reçut le Prix du 60e anniversaire pour l’ensemble de sa carrière. Un cycle qui lui a valu une reconnaissance critique et festivalière exceptionnelle, puisqu’Elephant prenait Cannes par surprise en 2003 et que, quatre ans plus tard, Gus Van Sant reçoit un prix honorifique qu’ont obtenu avant lui Chahine, Antonioni ou Visconti après trente ou quarante ans de carrière. Tous ces aléas, ces changements de statuts, ces déménagements soudains aux quatre coins du pays du cinéma (entre industrie lourde et quasi home-movie, Hollywood et MK2 – producteur de ce Paranoid Park) ne semblent pourtant pas modifier en profondeur le comment et le pourquoi de son rapport au cinéma. Ce comment et ce pourquoi, c’est peut-être un certain état d’inconscience. C’est en tout cas l’hypothèse que lance le cinéaste, secret comme un sphinx malicieux, l’œil toujours luisant, une sourire de chat fendillant son visage.
Gerry, Elephant et Last Days étaient tous plus ou moins directement inspirés de faits divers. En adaptant avec Paranoid Park un récit entièrement imaginaire tiré d’un roman, désiriez-vous effectuer un retour vers la fiction ?
Je n’avais pas de plan. Une critique d’un précédent roman de Blake Nelson avait attiré mon attention sur son travail, et le second livre que j’ai lu de lui, Paranoid Park, m’a donné envie d’en faire un film. Cela me paraissait assez simple en termes d’adaptation, puisque tout se déroulait déjà chez moi, à Portland. Il n’y avait presque rien à transposer.
Paranoid Park semble porté par un désir très fort de récit qui était absent des films de la trilogie.
J’imagine que quelque chose dans ma vie appelait ce retour à la fiction. Il y a toujours des éléments biographiques qui passent dans les œuvres : manifestement, Blake Nelson est préoccupé par le divorce – thème que l’on retrouve dans chacun de ses livres. J’imagine que lui-même a vécu dans un foyer éclaté par le divorce de ses parents. En ce qui me concerne, je ne saurais dire ce qui m’a poussé à faire ce film plutôt qu’à reconduire la veine des précédents, mais cela s’est fait très naturellement.
L’année dernière, vous accompagniez la réédition à Cannes de Mala noche, qui était également l’adaptation d’un roman ancré à Portland. Est-ce cela qui vous a donné envie de revenir à une collaboration similaire avec un écrivain de votre ville ?
J’en ai toujours eu envie, mais je n’y suis jamais parvenu. Sur Paranoid Park, j’ai travaillé au scénario seul, et très vite. Cela m’a pris quelques semaines à peine pour donner au récit de Blake une mouture prête à être transposée à l’écran. Je n’y ai pas apporté de modifications considérables, sauf la structure en spirale qui est de mon fait – le roman est très linéaire. Cette structure nouvelle a évolué jusqu’au stade du montage, tout au long duquel nous avons travaillé longtemps sur plusieurs versions du film, où certaines scènes s’inversaient ou se substituaient à d’autres. C’est ainsi que j’ai procédé sur presque tous mes films. C’est en jouant avec la structure, en la manipulant sans cesse, que l’on obtient des choses intéressantes, une certaine musicalité du montage, même dans le cadre d’un récit qui au final paraîtra linéaire. Cela dit, je crois que beaucoup de cinéastes travaillent ainsi.
Prenons le plus beau moment du film, la scène de douche. Saviez-vous dès le départ qu’elle serait au ralenti, saviez-vous quelle en serait la progression, quel travail vous alliez effectuer sur le son, bref que le sommet de Paranoid Park pourrait être là ?
Il est très rare que l’on tourne des scènes au ralenti sans se couvrir en faisant une prise avec un défilement ordinaire des images. Mais dès le stade du scénario, il y avait déjà là quelque chose de l’ordre du climax, même si de nombreux éléments qui participent à la magie de ce plan sont arrivés plus tard, comme les cris d’oiseaux. Le personnage d’Alex pleurait sous la douche et puis s’évanouissait. Mais avant de tourner, vous ne savez jamais vraiment. Il y a plusieurs plans qui figurent dans le film qui auraient pu être plus intenses, comme celui de la traversée du pont. J’ai tendance à penser que dès qu’il y a de l’eau quelque part dans l’image, cela suggère qu’il va se passer quelque chose d’intéressant. Il y avait d’autres scènes de douche dans le scénario, que nous avons tournées, mais toutes ont été évacuées du film parce qu’elles ne fonctionnaient pas. Et puis on a finalement considéré qu’il y avait trop de douche dans ce film (rires).
La scène de la mort de l’agent de sécurité sur la voie ferrée est d’autant plus frappante qu’elle revêt un caractère assez inédit dans votre filmographie.
Vraiment ?
On n’avait jamais rien vu d’aussi frontalement gore chez vous que ce corps coupé en deux qui rampe…
(Il réfléchit) J’imagine que je dois vous donner raison… (rires) Chacun de mes films a sa part de brutalité propre, du meurtre par balles de Drugstore Cowboy à Psycho. Ces éléments violents ont toujours une fonction narrative et ne sont jamais uniquement des éléments de récit. Mais c’est vrai que c’est la première scène d’éviscération de ma carrière… Que le personnage soit sectionné en deux par le train n’était d’ailleurs pas dans le roman original, c’est un ajout de ma part.
La construction de vos scènes doit également beaucoup au montage.
Oui. Ce que je dis pour la structure est vrai aussi pour le contenu des scènes. On joue sur des inversions de dialogues, des mélanges de prises, on allonge, on raccourcit, etc. A vrai dire, l’essentiel du travail de montage consiste en cela : altérer la matière issue du tournage, la faire tendre vers quelque chose de différent afin qu’elle aille dans le sens du film. J’ai déjà observé des gens qui, en salle de montage, demeurent vissés très précisément à ce qu’ils avaient prévu au stade du scénario. Cela, en général, par peur de se détourner d’une certaine idée initiale du film, une ambition originale qui peut pourtant se révéler tout à fait inopérante sur ce qui a été tourné. Mais vous n’aurez jamais idée avant le montage de l’intensité que pourra dégager telle scène que vous aviez pensée comme un creux et qui est finalement un temps fort ou bien l’inverse.
Tout comme pour Last Days, vous avez, pour Paranoid Park, endossé seul les rôles de scénariste, réalisateur et monteur. L’un de vos collaborateurs nous confiait qu’il n’a jamais réussi sur vos tournages à saisir ce à quoi le film ressemblerait au final et qu’à chaque fois vous êtes parvenu à trouver des éléments, un rythme, une dynamique d’ensemble que nul autre que vous n’avait perçus sur le plateau.
Je crois que c’est vrai pour la plupart des tournages. Le travail du réalisateur apparaît assez hermétique à ceux qui en sont les spectateurs, et on est incapable de dire ce qui va se produire. Je me rappelle avoir vu Tarantino filmer Robert Forster dans une cabine d’essayage de centre commercial, sur le tournage de Jackie Brown. Tout ce qu’il lui faisait faire me semblait hors contexte, je ne comprenais pas où cela le menait. Une fois le film achevé, chaque détail faisait sens et trouvait toute son importance. Même lorsque l’on est acteur du film, on a beau connaître le scénario, on ne sait jamais pourquoi le réalisateur prend la décision de déplacer la caméra de telle manière, ou ce qui justifie telle modification de ce qui était prévu. A la rigueur, seul le directeur de la photo, en l’occurrence Chris Doyle (grand chef opérateur de Hong Kong, connu pour son travail avec Wong Kar-wai – ndlr), peut avoir une vague idée de ce à quoi le film va ressembler, parce qu’il a directement prise sur les images.
Vous n’êtes pourtant pas un grand cinéaste du contrôle, vous laissez dans votre travail une grande place à l’improvisation.
Les cinéastes qui surintellectualisent la conception de leurs films et cherchent sans cesse des métaphores ou des signes à envoyer aux spectateurs passent souvent à côté de ce qui pourrait survenir d’intéressant dans le plan. Et, à procéder d’une façon aussi étriquée, on se forge un public qui tente de décoder les intentions du réalisateur en se posant des questions du genre : “La grenouille qui passe au fond du plan ressemble un peu au protagoniste ; et s’il avait par là essayé de dire quelque chose du personnage ?” Les films deviennent intéressants lorsque l’on parvient à atteindre un certain état d’inconscience, qui permet aux choses d’advenir naturellement. Lorsque l’on s’ouvre aux milliers de possibles poétiques contenus par une image, il est beaucoup plus aisé d’en saisir quelque chose que lorsqu’on entreprend de fabriquer la poésie de toutes pièces. J’ai lu une chose assez fascinante à propos de spécialistes des intelligences artificielles qui dédient leurs recherches à la simulation de parties d’échecs. Pour reproduire aussi fidèlement que possible le génie humain appliqué au jeu, ces programmateurs parmi les plus talentueux au monde travaillent précisément à cela : permettre à l’ordinateur d’accéder à cette espèce d’état d’inconscience que je recherche dans la pratique du cinéma. Si quelqu’un me demande sur le plateau quel type d’image je cherche pour tel plan, il m’est très difficile de répondre, parce que les possibilités sont trop nombreuses, de la même façon qu’aux échecs il est quasi impossible de procéder par anticipation lorsque l’on joue face à un joueur génial ou un ordinateur. Quelqu’un qui travaille hors de cet état d’absence dans lequel je m’abîme sur mes tournages peut très bien réaliser des films – bons ou mauvais – mais nous ne faisons certainement pas le même cinéma.
Propos recueilli par Patrice Blouin et Julien Gester 24/10/07 pour les inrockuptibles
mardi 5 février 2008
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire